C'est avec beaucoup d'enthousiasme que je viens, par ces lignes, répondre à la demande d'un étudiant qui réalise un projet sur l'accessibilité du « web
» aux personnes handicapées. Cet enthousiasme tient à la fois à mon souhait d'encourager une démarche qui, je l'espère, aboutira à des propositions, voire
des projets, qui amélioreront l'accès à l'Internet des personnes handicapées or, il s'agit là d'une question extrêmement importante, comme j'essayerai
de le montrer. Il est aussi la conséquence d'une certaine jubilation que je ressens, toujours, à l'idée de parler de tout ce que l'informatique, avant
même l'apparition d'Internet, a apporté à ma vie de personne handicapée, qu'il s'agisse de ma vie professionnelle, qu'elle a complètement transformée,
ou de ma vie domestique.
Je suis né en 1953, atteint d'un glaucome congénital qui m'a laissé totalement aveugle vers l'âge de 7 ans, donc, au tout début des années 1960. J'ai pu,
grâce à des efforts considérables de mes parents, effectuer mes études dans une école, puis un collège, puis un lycée ordinaires. Plutôt « matheux », curieux
de technique, je me suis très naturellement intéressé à l'informatique lorsque je l'ai découverte, au début de mes études supérieures, dans une école de
commerce. Cela se passait dans les années 1972-1975. Nous apprenions à communiquer à l'aide d'un terminal avec un gros ordinateur central situé très loin
de nous et à écrire quelques programmes rudimentaires en langage « Basic ». Il n'y avait alors absolument aucun outil pour faciliter aux personnes aveugles
l'accès à l'informatique mais je me suis tout de suite découvert une passion pour cette technologie nouvelle de l'information. Je savais, depuis le début
de mes études, utiliser un clavier de machine à écrire ; entrer les données au moyen du terminal n'était donc pas pour moi un problème ; pour les feuilles
imprimées crachées par la machine, en revanche, je n'avais d'autre solution que le recours à un lecteur, camarade ou professeur.
En 1978 a commencé ma vie professionnelle, dans l'administration municipale. C'est là qu'au milieu des années 1980 l'informatique, avec des outils d'adaptation
à mon handicap, cette fois, m'a rattrapé, pour ne plus me lâcher. J'ai, à cette époque, été doté d'un PC avec un afficheur tactile.
En quelque temps, j'ai eu la sensation de passer de la préhistoire à l'époque moderne : possibilité de relire les textes que j'écrivais, de me corriger, de stocker des données sur lesquelles je pourrais revenir, de me créer un agenda et un annuaire personnels que je gérais seul et avec aisance, autant de choses que mon handicap m'empêchait de faire avant cette révolution.
note 2.J'ignorais, alors, que ceci n'était qu'un début et que, une quinzaine d'années plus tard, Internet viendrait, seconde révolution qui allait décupler cette marge d'autonomie.
J'ai découvert Internet d'abord chez moi, en 1998, je crois. Cette nouveauté m'attirait, car j'ai toujours aimé communiquer. Dès que j'ai eu un ordinateur convenablement équipé (toujours un PC sous DOS avec un afficheur tactile) je me suis lancé dans la messagerie et dans la navigation sur le « web » avec
avidité. Un peu plus tard, Internet est arrivé à mon bureau. Il a fallu quelque temps encore pour que j'abandonne le bon vieux MS-DOS et m'équipe, tant
à la maison qu'au bureau, d'un PC avec Windows et la « revue d'écran » Jaws
et que s'ajoute à mon afficheur tactile une synthèse de parole
note 4.Avec le recul, je me demande comment j'ai pu étudier et débuter ma carrière professionnelle sans l'outil informatique. Au bureau, je ne fais plus rien sans
lui ; à la maison, je l'emploie quotidiennement.
Avec Internet, j'ai eu l'impression, comme la plupart des autres personnes aveugles qui l'utilisent, que tout un univers que je croyais à jamais inaccessible
à moi s'ouvrait à mon besoin et à ma soif de communication, d'information, de connaissances.
Je ne voudrais pas être trop long. J'espère avoir fait entendre, avec ce qui précède, combien important il est, pour des personnes handicapées, et, en tous
cas, pour des personnes aveugles comme moi, de pouvoir utiliser Internet sans entraves. Dans mon travail, l'accès à Internet et à ses dérivés comme l'intranet
m'ont donné une autonomie que j'évalue à 80 %. Je veux dire que je peux désormais accomplir absolument seul, sans l'aide d'un lecteur ou d'une personne
qui effectue des recherches pour mon compte, 80 % de mes tâches professionnelles : échanges d'écrits avec les collègues ou les administrés, recherche d'informations
juridiques ou autres, consultation de lettres d'information, lecture d'articles de presse ...
A la maison, je suis heureux et fier de pouvoir effectuer seul les réservations pour nos vacances, les recherches de parcours de voyages, certaines démarches
administratives. Je fréquente beaucoup les sites de journaux, compensant la frustration que j'ai connue pendant des années de ne pas pouvoir lire la presse
ou de ne pouvoir en prendre connaissance que grâce à la bonne volonté d'un lecteur. Je ne communique presque plus avec mes amis ou connaissances que par
messagerie électronique. C'est par ce moyen, aussi, que je gère mes activités associatives.
Mais il y a un revers à cette belle médaille. Internet est devenu un outil tellement précieux pour nous, personnes handicapées, il nous a ouvert de tels horizons qu'il devient insupportable de voir, trop souvent, ces horizons se rétrécir ou de redouter qu'ils s'éloignent à cause de l'usage, par les concepteurs
de sites « web », de techniques pas ou peu compatibles avec notre façon de « naviguer » et avec les outils qui nous y aident.
Aller sur un site « web » qui semble intéressant ou utile et qui se révèle, finalement, impossible à consulter ou difficile à utiliser constitue une frustration
considérable et, dans la vie professionnelle, une régression.
Mais quelles sont les causes de cette difficulté ou de cette impossibilité ?
Il serait trop long d'entrer dans des considérations techniques que je ne maîtrise d'ailleurs pas pour répondre à cette question. A cet égard, des normes
internationales ont été édictées pour les concepteurs de sites « web » ; leur respect permet, en principe, d'aboutir à des pages complètement accessibles
aux personnes handicapées. Ces normes sont celles du W3C, édictées par le WAI, organisme international pour l'accessibilité du « web »
Je me contenterai, ici, de décrire quelques situations d'entrave ou de gêne à l'accessibilité.
Certains sites se révèlent, en tout ou partie, purement et simplement inaccessibles.
On rencontre ainsi des liens hypertextes dont l'écriture ne permet pas à nos logiciels d'adaptation (Jaws en tous cas) de les ouvrir ; parfois, même, ils
ne nous apparaissent pas comme étant ce qu'ils sont, c'est-à-dire des liens. On peut aussi tomber sur des blocs « animés » qui sont inexploitables parce
que, du fait de l' »animation flash », notre afficheur tactile ou notre synthèse de parole « dansent » si j'ose dire, en d'autres termes, il nous est impossible
de se fixer, dans de tels blocs, sur un bouton ou sur un lien qu'on voudrait activer.
Pour d'autres sites, si l'inaccessibilité n'est pas totale, elle n'en est pas moins difficile.
Il en est ainsi par exemple lorsque des liens sont signalés par des images, sans légende. Dans ce cas, nos outils d'adaptation nous indiquent bien qu'il
y a une image, mais comment savoir vers où elle pointe ? Lorsqu'une personne aveugle lit par exemple « pour avoir des informations géographiques sur un
pays, cliquez sur son drapeau », elle ne pourra pas savoir sur quelle image de la liste qui s'affiche elle devra cliquer si ces images n'ont pas été nommées
au moyen d'une légende en toutes lettres (en effet, Jaws n'est pas capable de reconnaître tout seul un drapeau français et de le différencier d'un drapeau
italien ! ). La difficulté que présentent les liens-images non assortis d'une légende est presque synonyme, comme on le voit, d'une entrave totale à l'utilisation
de ces liens.
Parfois, les choses ne sont pas aussi graves mais il existe un inconfort certain de navigation qui peut aller jusqu'à faire perdre tellement de temps à
l'utilisateur aveugle qu'il préférera renoncer. C'est le cas lorsque les pages sont mal organisées, sans aucune hiérarchie entre les liens, les titres,
les blocs de texte, sans logique d'ensemble. Pour bien comprendre cela, il faut avoir à l'esprit que les personnes aveugles ont une approche bien plus
aisée, en général, du linéaire que du spatial. Il faut aussi se mettre dans la peau d'une personne aveugle qui ne peut évidemment trouver le lien ou la
partie du texte qui l'intéresse d'un coup d'œil et qui doit, pour y parvenir, parcourir une page soit en activant jusqu'au bon lien la touche permettant
de se déplacer de lien en lien (touche tabulation) soit parcourir la page au moyen des flèches « haut » et « bas » jusqu'à trouver le texte qu'elle recherche.
Il faut enfin, mais ceci serait trop long et fastidieux à expliquer, connaître le fonctionnement des outils d'adaptation comme Jaws qui permettent de pallier
dans une certaine mesure les inconvénients précités, à condition toutefois que le site sur lequel on navigue soit suffisamment bien structuré
Je vais tenter de conclure par quelques réflexions synthétiques :
Michel FARFALLINI
NOTES :
1. Un afficheur tactile, ou plage braille, est une barrette de vingt, quarante ou quatre-vingts caractères sur laquelle s'affiche, en points saillants (type braille) une portion de ce qui apparaît sur l'écran de l'ordinateur.
retour au texte2. En fait, il est possible de gérer un agenda ou un annuaire en braille, sur du papier, mais ceci est très long, très lourd, peu ergonomique.
retour au texte3. Jaws est un llogiciel spécifique qui, en scrutant la sortie de la carte graphique d'un PC sous Windows, permet de « vocaliser » ou d'afficher sur un afficheur tactile, les données qu'il y collecte.
retour au texte4. Une synthèse de parole permet d'indiquer par une vois de synthèse et via Jaws, en l'occurrence, ce que cette revue d'écran « lit » en sortie de carte graphique.
Retour au texte5. Ici, je suis sûr des sigles mais pas forcément de leur sens précis.
retour au texte6. Je suis prêt à donner beaucoup plus de détails sur les fonctionnalités de Jaws si ceci est jugé utile.
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